Photo Stefano Corso – Flickr – Licence CC BY-NC-ND 2.0.

Le gouvernement réfléchit à la mise en place d’un Compte Personnel d’Activité (CPA) qui réunirait sur un même portail différents droits du travailleurs : formation professionnelle, compte-épargne-temps, allocations chômage, etc. Cet outil pourrait être un vecteur de mobilité choisie pour les travailleurs et de plus grande liberté des parcours professionnels et personnels. Mais pour que la mobilité choisie concerne tous les travailleurs, il faudra renforcer les droits des travailleurs qui auront le moins cotisé dans un contexte de précarisation et de réduction de l’emploi.

Le 9 octobre dernier, France Stratégie1 a remis son rapport sur le Compte Personnel d’Activité (CPA), présenté comme une mesure phare du quinquennat de François Hollande, et qui sera discutée à partir du 19 octobre lors du Sommet Social et devrait être mise en œuvre au 1er janvier 2017. Le CPA, c’est la proposition de réunir sur un portail unique différents droits du salarié aujourd’hui séparés : le compte personnel de formation (CPF) et les droits individuels à la formation (DIF), le compte épargne temps, le compte de pénibilité, mais aussi les droits rechargeables au chômage, et éventuellement les droits à la retraite et d’autres droits nouveaux. L’idée est aussi de permettre une certaine fongibilité entre ces droits : des heures sur le compte épargne temps pourraient par exemple être convertis en heures de formation. Le CPA sera ouvert pour tous les résidents français dès 16 ans et chacun pourra accéder à son compte personnel sur un portail numérique.

Des objectifs ambitieux

Le CPA répond à plusieurs ambitions dont la première est de mieux protéger les travailleurs lors des périodes de chômage en assurant notamment la portabilité de leurs droits suite à un changement d’emploi. Mais il répond surtout à des objectifs plus ambitieux devant permettre de passer d’une « société de précarité subie à une société de mobilité choisie ».

  • Favoriser l’usage du droit par les travailleurs

Il y a d’abord une volonté d’encourager les travailleurs en poste à choisir la mobilité, en rendant visibles et accessibles les droits à la formation, au chômage, aux aides à la création ou reprise d’entreprise (ACRE), mais aussi en offrant la possibilité de convertir des droits au chômage ou des heures sur le compte épargne temps en heures de formation.

« La sécurisation des parcours doit permettre aux individus d’être plus acteurs et maîtres de leurs choix. »

  • Favoriser l’accès à la formation des travailleurs qui en ont le plus besoin

En outre, le CPA doit permettre de favoriser l’accès à la formation pour les travailleurs qui rencontreraient des difficultés d’insertion sur le marché du travail et qui n’auraient pas cotisé suffisamment pour financer une formation.

Il offre « la possibilité de corriger les inégalités de chances ou de circonstances par des dotations correctrices supplémentaires sur les comptes de ceux qui, à un moment donné, ont besoin d’un coup de pouce, parce qu’ils ont accumulé moins de droits ou de ressources (formation initiale, continue, expérience) au cours de leur parcours ou qu’ils traversent une période de fragilisation (chômage prolongé, longue maladie, exposition à la pénibilité, etc.). »

Ainsi la mise en œuvre du CPA pourrait éventuellement contribuer à réduire la segmentation du marché du travail entre d’un côté des « insiders » bénéficiant d’emplois protégés (CDI), des meilleurs droits à la formation et des meilleures protections, et de l’autre des « outsiders » enchaînant des contrats précaires ouvrant peu de droits au chômage et souvent exclus des circuits de formation. S’il favorise la mobilité des insiders, le CPA permettra une meilleure rotation sur les emplois existants. Et s’il améliore l’accès à la formation des outsiders, il pourrait améliorer pour ces derniers l’accès aux emplois laissés vacants par les insiders ayant choisi la mobilité.

  • Encourager le développement des activités non-marchandes

Enfin, dans la continuité de ce que proposaient Alain Supiot (1999)2 ou Bernard Gazier (2009)3, France Stratégie propose — dans un deuxième scénario de mise en œuvre du CPA sur les trois proposés — la création de droits de tirages sociaux (DTS). Il s’agit d’ouvrir la possibilité pour un travailleur qui aurait accumulé des droits au chômage ou à la formation, mais qui aimerait s’orienter vers une activité associative bénévole ou citoyenne, ou prendre du temps pour apporter des soins à un proche, de convertir ses droits en revenu pour lui permettre de réaliser son projet. Par les droits de tirages sociaux, France Stratégie reconnaît le travail au-delà du simple emploi salarié :

« La notion d’activité renvoie à une vision large : au-delà de l’emploi, c’est bien le travail, sous ses différentes formes, qui est le cadre pertinent du compte personnel d’activité. Cette distinction entre emploi et travail est essentielle, l’enjeu étant que la sécurité de la personne qui travaille ne soit pas liée uniquement à l’emploi. Le CPA part du principe que le travail reste et restera une voie essentielle d’intégration sociale. C’est la raison pour laquelle il diffère des propositions de revenu universel4. Il fait aussi le constat de l’épuisement du cadre conceptuel de l’emploi, comme lieu d’échange entre sécurité et subordination. Il vise ainsi à assurer le maintien d’une insertion sociale au-delà de l’emploi. » (p.58)

Et cette reconnaissance ouvre une porte au développement plus large des activités associatives, non-marchandes et citoyennes, et à une meilleure articulation de temps de la vie :

« L’objectif principal de cette vision du CPA [la deuxième] est la liberté des individus dans et par le travail grâce à une meilleure articulation de leurs différents temps de vie et une reconnaissance de leurs activités, y compris non marchandes (soins aux proches, engagement syndical, associatif, service civique). Cette orientation s’inscrit dans la filiation de la banque du temps proposée en Suède dans les années 1970 par Gösta Rehn qui préconise des droits de tirages sociaux portant sur les congés et le temps de travail en fonction des besoins et des projets des individus, ainsi que dans la lignée des travaux d’Alain Supiot. Le CPA peut alors être un moyen d’alléger certaines tensions et souffrances associées au travail (pénibilité, risques psychosociaux, burn out) en répartissant mieux les périodes d’emploi tout au long du parcours de vie. » (p. 89 – 90)

Portée du CPA dans un contexte de diminution du volume d’emploi

Comme le souligne Bernard Gazier dans un article pour AlterEco+ :

« Sécuriser les parcours professionnels ne peut se limiter à organiser des transitions. Toute transition part d’une position et débouche sur une (autre) position, il faut donc considérer explicitement l’espace des possibles au sein desquels se situent les personnes qui mettent en œuvre le CPA. Dit simplement : sans perspectives supplémentaires d’emploi, la réforme risque de fonctionner de manière contradictoire, préparant pour les emplois des gens qui n’en trouveront pas. »

Or, le processus actuel d’automatisation et de numérisation pourrait conduire à remplacer en France environ trois millions d’emplois d’ici dix ans selon un rapport du cabinet Roland Berger (voire 50% d’ici vingt ans selon une simulation de l’Institut Bruegel), sans qu’il soit sûr que l’on en créera d’autres en quantité suffisante. Et est-il d’ailleurs désirable que nous cherchions à favoriser la croissance pour remplacer ces emplois, dans un contexte où il nous faut au contraire réduire au plus vite notre empreinte écologique et où l’on sait que la croissance de la consommation ne rend pas plus heureux, comme l’a montré le tout nouveau Prix Nobel d’économie. Des emplois supplémentaires seront vraisemblablement nécessaires pour réaliser les investissements de la transition écologique ou pour accroître les services de formation, de soin et autres services sociaux. Mais il ne faut pas compter sur ces créations d’emploi pour compenser les pertes d’emploi liées aux processus d’automatisation et de numérisation.

Il va donc falloir penser le CPA dans la perspective attendue d’une diminution forte du volume d’emploi, donc d’une forte augmentation du nombre de chômeurs et du nombre de travailleurs précaires ou à temps partiel ne parvenant pas à cotiser suffisamment pour ouvrir de réels droits au chômage ou à la formation. En outre, comme le rappelle Bernard Gazier, mêmes mieux formés, de nombreux travailleurs pourraient ne pas trouver d’emploi.

Mais il faut savoir prendre ce processus d’automatisation pour une chance, une opportunité. L’automatisation d’un grand nombre d’emplois devrait être une possibilité accrue pour chacun de choisir un travail et un parcours qui lui conviennent, sans que le critère de rentabilité de son travail rentre nécessairement en ligne de compte, comme le suggérait André Gorz.

Accroître les marges de choix pour tous les travailleurs

C’est en partant de cette philosophie qu’il nous faut penser le Compte Personnel d’Activité non pas uniquement comme un outil de transition d’un emploi vers un autre, mais comme un outil permettant d’accroître les marges d’autonomie et de choix du travailleur, y compris celui de choisir un travail associatif bénévole dans une société où le nombre d’emplois bien rémunérés est amené à diminuer. Il serait ainsi judicieux que le gouvernement réfléchisse sérieusement à trois pistes de développement pour le Compte Personnel d’Activité.

Premièrement, on peut se féliciter de sa volonté d’abonder de points supplémentaires pour la formation les travailleurs qui n’auront pas pu travailler suffisamment pour cumuler les points nécessaires pour une formation, et dont le nombre va croissant. Cela nécessitera que le gouvernement abonde généreusement le fond destiné à financer les formations qui ne sont pas couvertes par cotisation. Mais il faut voir cela comme un investissement et non comme un coût. L’accès de tous à la formation et à la qualification constitue un pré-requis indispensable pour que chaque travailleur ait des marges accrues de choix dans son travail.

Deuxièmement, compte tenu des bouleversements actuels sur l’emploi et le travail en général, il semble pertinent que le gouvernement le deuxième scénario de CPA parmi les trois proposés par France Stratégie, celui qui propose la création de droits de tirages sociaux permettant de couvrir un travailleur désireux de prendre du temps pour s’engager dans des activités non-marchandes ou pour prendre soin d’un proche. Il semble logique que l’automatisation et la numérisation d’un nombre croissant de tâches de travail permettent de donner à chacun des marges plus importantes de choix dans le travail qu’il souhaite faire, le travail étant compris dans une dimension qui dépasse l’emploi. Ces droits de tirages sociaux pourront être l’outil par lequel on accroît les marges de choix pour les travailleurs qui auront suffisamment cotisé.

Cependant, rien ne justifie que seuls les travailleurs ayant suffisamment cotisé puissent jouir d’un choix accru dans leur travail, surtout si la précarisation et la réduction du volume d’emploi empêche un nombre croissant de travailleurs de cotiser suffisamment. Si le CPA est un outil qui donne plus de liberté de choix au travailleur dans son parcours professionnel, il devrait alors l’être y compris pour les travailleurs en emploi précaire et ceux pour qui n’auraient pas suffisamment cotisé.

C’est la raison pour laquelle on pourrait intégrer dans le CPA un revenu socle pour les travailleurs pauvres — comme cela est suggéré à la page 75 du rapport rendu par France Stratégie —, un outil qui permet d’accroître leurs marges de choix. Aujourd’hui, ce rôle de socle de revenu est joué par le RSA, mais le RSA est une prestation d’assistance qui demande des démarches longues et stigmatisantes. Ceci explique d’ailleurs pourquoi son non-recours est important parmi les travailleurs pauvres – même si le remplacement du RSA activité par la prime d’activité à partir de 2016 pourrait permettre de réduire ce non-recours. En outre, le RSA est une prestation familialisée, alors que le CPA obéit à une logique personnalisée de protection du travailleur.

Si le Compte Personnel d’Activité est le compte qui recouvre l’ensemble des outils permettant d’accroître l’autonomie et la liberté du travailleur, il doit alors intégrer le RSA. Mais un RSA entendu comme une prestation individuelle qui accroît l’autonomie des travailleurs les plus modestes, et non pas comme une allocation d’assistance stigmatisante pour soutenir la famille. Peut-être sera-t-il nécessaire pour cela de changer son nom.

Ainsi le gouvernement devrait réfléchir sérieusement à intégrer le RSA et la future prime d’activité — vraisemblablement sous un autre nom — au compte personnel d’activité. Il devra s’agir d’un RSA individualisé, dans la mesure où le CPA l’est lui aussi. L’intégration du RSA au CPA, en plus de supprimer son caractère stigmatisant, permettra d’exprimer l’idée que le CPA est l’outil qui accroît la liberté de choix du travailleur, y compris pour les travailleurs les plus touchés par le chômage, l’emploi à temps partiel ou l’intermittence. Ainsi la mobilité et le choix ne seront-ils pas réservés qu’aux seuls insiders qui auront suffisamment cotisé, mais aussi aux outsiders du marché du travail. Avec un CPA incluant un RSA individualisé et inconditionnel (incluant la prime d’activité), nous disposerons d’un système social complet de protection des travailleurs, favorisant la mobilité et le choix du travail pour les travailleurs bien intégrés sur le marché du travail comme pour ceux qui le sont moins.


[1] France Stratégie, administrativement appelé Commissariat général à la stratégie et à la prospective (CGSP), est une institution rattachée au Premier ministre. Elle a pour objectif de concourir à la détermination des grandes orientations pour l’avenir de la nation et des objectifs à moyen et long terme de son développement économique, social, culturel et environnemental, ainsi qu’à la préparation des réformes. Elle remplace l’ancien Centre d’Analyse Stratégique, qui lui-même avait remplacé le Commissariat Général au Plan.

[2] Au-delà de l’emploi : transformations du travail et devenir du droit du travail en Europe : rapport pour la Commission des Communautés européennes, sous la direction d’Alain Supiot, 1999.

[3] Bernard Gazier, Vers un nouveau modèle social, 2009.

[4] Soulignons ici que malgré des progrès, les auteurs du rapport ne parviennent pas à voir que le revenu universel n’est pas opposé au travail mais poursuit au contraire les mêmes objectifs que les droits de tirages sociaux, à savoir donner à tous les possibilité de choisir son travail.